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23.01.2024, 15:48 | |
1966.12.07
Tu as fini ton livre? (Le disciple, d'un ton dégoûté:) Oui. Oh! Oh! c'est un oui sans force. C'est samedi que tu me lis? (le disciple fait la grimace) Oh! ça aussi. J'ai l’impression que ce n'est pas fameux. Ça ne fait rien – tu as toujours l’impression que ce n'est pas fameux! Ça ne fait rien. Douce Mère... Tu as quelque chose à me dire? Oui, c'est un problème qui m'a souvent tourmenté, que je me pose souvent Quand on écrit, est-ce que l’inspiration est simplement une chose globale comme une forme de lumière et on «tire» une certaine vibration générale, ou est-ce que tout existe déjà, et simplement ça vient – tout existe mot pour mot, exactement? Je ne pense pas. Je ne pense pas, parce qu'il n'y a pas de langage là-haut. Il n'y a pas de langage. Oui, mais est-ce qu'il n'y a pas quelque chose qui corresponde exactement aux mots? «Exactement»... Tu sais comme il y a toujours un flottement. Je dis cela parce que, tous les jours, et très souvent plusieurs fois par jour, je reçois quelque chose en «direct» (geste d'en haut), eh bien, au moment où je le reçois, si je l’écris tout de suite, ça a une certaine forme, et puis si je reste très-très silencieuse, très tranquille, souvent il y a un mot ou une forme qui sont changés; alors cela devient plus précis, plus exact, quelquefois plus harmonieux. Par conséquent, c'est quelque chose qui vient d'en haut et qui prend, dans le domaine mental, un vêtement. Je n'entends pas de mots. Je reçois quelque chose et c'est direct et impératif toujours (et je sens bien que c'est là – geste en haut – quelque part par-là), mais par exemple, ça peut (presque simultanément, presque en même temps) s'exprimer en anglais et en français; et je suis convaincue que si je savais d'autres langues, si j'étais familière avec d'autres langues, ça pourrait s'exprimer en plusieurs langues. C'est la même chose que ce que l’on appelait dans le temps le «don des langues». Il y avait des prophètes qui parlaient, et chacun entendait dans la langue de son pays – lui, parlait une langue quelconque, mais chacun de ceux qui étaient là entendait dans la langue de son pays. J'ai eu cette expérience il y a très longtemps (je ne l’ai pas fait exprès, je n'en savais rien): dans une réunion «Bahaï», j'ai parlé, et il y avait des gens de différents pays qui sont venus me féliciter parce que je savais leur langue (que je ne savais pas du tout!): ils avaient entendu dans leur langue. N'est-ce pas, ce qui vient, c'est quelque chose qui suscite – qui suscite des mots ou qui se revêt de mots. Et alors, cela dépend: ça peut susciter différents mots. Et c'est dans un magasin universel, pas nécessairement individuel; ce n'est pas nécessairement individuel puisque ça peut se revêtir de mots. Les langues sont des choses si étroites, et ça, c'est universel... Comment pourrait-on appeler cela?... Ce n'est pas l’«âme», mais c'est l’esprit de la chose (mais c'est plus concret que cela): c'est le POUVOIR de la chose; et à cause de la qualité du pouvoir, c'est la meilleure qualité de mots qui est attirée. C'est l’inspiration qui suscite les mots; ce n'est pas l’inspiré qui les trouve ou qui les adapte, ce n'est pas du tout cela: c'est l’inspiration qui SUSCITE les mots. Mais je comprends ce que tu veux dire. Tu veux savoir si c'est quelque chose qui est tout fait, tout prêt et que l’on fait descendre tel que c'est... (Mère reste silencieuse). C'est dans un domaine très supérieur aux mots que cela existe. Par exemple, il m'est arrivée souvent de recevoir une chose comme cela (geste d'en haut), directe, puis je la traduis; ce n'est pas moi qui cherche (plus je suis silencieuse, plus ça devient puissant, concret – puissamment concret), mais souvent je vois comme venant de Sri Aurobindo, quelque chose qui met une correction, une précision (rarement une addition, ce n'est pas cela: c'est seulement dans la forme, c'est surtout dans le sens de la précision); la première expression est un peu floue, et alors ça précise. Et je ne cherche pas, je ne fais pas d'efforts, il n'y a aucune activité mentale: c'est toujours comme cela (geste uni, étal, au front), et c'est là-dedans (dans cette immobilité) que ça vient: tout d'un coup, ça vient, ploc! ploc! – Ah! je dis: «Tiens!» Et alors je note. C'est mon expérience. Je ne sais pas, il se peut que quelque part dans le domaine mental, il y ait quelque chose de tout préparé, mais alors il me semble que ce serait comme certaines de ces choses que Sri Aurobindo avait écrites («Yogic Sadhana») où cela venait tout prêt, tel quel; il y avait même des choses qui n'étaient pas conformes à sa propre vue: ça venait d'une façon imperative. Mais je n'ai pas du tout cette expérience maintenant. Ou alors, ce serait comme ce qui m'est arrivé pour la musique l’autre jour: pendant deux ou trois minutes, je te l’ai dit, il y avait «quelqu'un» qui jouait. Ce devait être le même phénomène. Mais alors, c'est un sentiment tout à fait différent: on n'existe plus, on est à peine conscient de ce qui se passe. Et ce serait, pourrait-on dire, «incorrigible», c'est-à-dire que ça arriverait tout fait et tu ne pourrais rien y changer, ou alors ce ne serait plus ça, ce serait quelque chose que tu ferais activement. Dès que le mental devient actif, c'est fini. C'est fini. Ça peut venir de ton supraconscient, mais ça devient une chose tout à fait personnelle. Mais cette inspiration, elle est du domaine tout en haut, celui qui est par-delà les individualisations. C'est justement quelque chose que nous avons de la difficulté à formuler, à expliquer. C'est complet, parfait en soi, mais ça n'a pas le caractère de notre formule mentale, du tout; ça n'a même pas le caractère de l’idée formulée. Et c'est tout à fait, tout à fait impératif. Mais alors, dès que ça touche la zone mentale, c'est comme si ça attirait les mots. Mon impression, c'est que plus je suis silencieuse, plus c'est précis, c'est-à-dire que plus le mental est inactif, plus c'est précis; par conséquent, c'est cela, c'est cette force qui descend, qui attire les mots. Ce ne sont même pas des idées (ça ne passe pas par l’idée): c'est une expérience, c'est quelque chose de vivant qui vient et qui se saisit de mots pour dire. Ce qui est arrivé dimanche, c'était comme cela: on m'a posé cette question sur la Grâce, puis j'ai été prise dans un silence concentré extrêmement fort pendant peut-être une minute (même pas), et c'est venu. Alors j'ai parlé. Et je me suis entendu parler. Mais là, c'était clairement à travers Sri Aurobindo. Si c'était tout écrit, complètement prêt quelque part, tu ne pourrais rien changer; tu aurais le sentiment, quand c'est là, que c'est parfait en soi et que tu ne peux rien changer. Ce serait bien!... Mon désespoir constant quand j'écris, c'est de n'être pas conforme à quelque chose qui devrait s'exprimer EN DEHORS DE MOI. Mais alors, c'est ce que je t'ai dit, c'est cette inspiration directe. Parce que ça, ce qui vient de là-haut, si tu savais à quel point c'est impératif! Toutes les pensées semblent neutres, impuissantes... Oui. ... partielles, maigres. C'est cela, l’impression que ça donne. Quand les mots viennent tout à fait spontanément, c'est bien, mais... C'est un phénomène bizarre: quelquefois, il y a seulement l’expérience pure – comment elle est? on ne peut pas la formuler; pour la formuler, on est imédiatement obligé d'utiliser des mots, et les mots diminuent. Mais au moment de l’expérience, je me souviens, je parlais et je n'entendais presque pas ce que je disais, mais j'avais l’expérience (l’expérience était merveilleusement claire, puissante, immense, n'est-ce pas, universelle), puis je me suis écouté parler, et alors j'ai vu déjà ce rétrécissement. Puis j'ai commencé à sentir l’autre esprit qui faisait des efforts formidables pour essayer de comprendre (!), alors, de nouveau, j'ai rétréci un peu: j'ai été obligée de rétrécir pour me faire comprendre. Et j'ai suivi toutes ces périodes de rétrécissements successifs. Mais à ce moment-là, la parole était très puissante: c'était tout à fait le style et la façon de parler de Sri Aurobindo, et c'était très puissant. Maintenant, ce n'est plus qu'une vague impression, comme un souvenir. Mais ça, on a toujours – toujours, dans tous les cas, même dans les meilleures conditions, même dans un cas comme celui-là où la formule est donnée par Sri Aurobindo –, l’impression d'un rétrécissement. Un rétrécissement en ce sens qu'il y a beaucoup qui échappe; c'est un peu durci, amoindri, diminué, mais il y a aussi comme des subtilités qui échappent – qui échappent, qui s'évaporent, qui sont trop subtiles pour être concrétisées dans des mots. Et ça, si on avait la volonté d'une expression parfaite, ce serait très décevant. Ça, je comprends; si tu veux que ton livre soit au maximum de sa perfection, c'est impossible. C'est impossible à réaliser, on sent la différence avec ce qui est là-haut, c'est très décevant. Je suis constamment déçu. (Mère rit) Oui, ça ne m'étonne pas! Je n'ai pas une seconde de satisfaction. Même quand tu sens «la chose» qui vient? Oh! là, c'est très bien, je n'ai qu'à rester là-haut, je suis heureux là-haut. (Mère rit) Ah! bon. Ah! c'est ça! Là-haut, je resterais toujours. Mais dans ce que j'ai lu de toi (je mets à part le livre sur Sri Aurobindo parce que c'était un cas très spécial: tous les gens sensibles ont été mis instantanément en relation avec Sri Aurobindo; ça, c'était un cas très spécial), mais datas ton premier livre que j'ai lu («l’Orpailleur»), j'ai senti que ça venait d'en haut; je sens ça; seulement, naturellement, ce serait illisible: c'est concrétisé, matérialisé. Mais si l’on a soi-même la relation avec ce plan d'en haut, on doit le sentir dans ce qui est écrit: il y a beaucoup de gens qui sentent un «quelque chose» qui traverse tout cela. C'est pour cela que je veux que tu me lises ton nouveau livre, pour voir si c'est «ça»... N'est-ce pas, je suis comme ça (geste au front, indiquant l’immobilité étale), c'est devenu un état constant: un écran. Un écran: pour tout-tout. Et vraiment, il n'y a rien qui vienne du dedans: c'est ou comme ça (geste horizontal autour de Mère) ou comme ça (geste d'en haut); horizontalement du dehors, et la réponse là-haut. Ici (geste au niveau du cœur émotif), c'est une chose tellement neutre que c'en est inexistant; et ici (geste au front), c'est étal, uni, immobile. Alors si je m'arrête (geste tourné vers le haut), tout de suite, instantanément, ça vient par vagues: une lumière continue qui vient et qui passe, qui vient et qui passe, qui vient... (geste de circulation à travers Mère comme à travers un poste récepteur-émetteur). Quand on me lit quelque chose, que les gens me posent des questions, que l’on me raconte une affaire quelconque, c'est toujours comme cela (un écran), et alors c'est très intéressant parce que quand ce sont des questions qui ne méritent pas de réponse ou quand ce sont des affaires dans lesquelles je n'ai pas à intervenir, ou enfin tout ce qui peut se traduire par: «Ça ne me regarde pas, ce n'est pas mon affaire», alors c'est absolument le blank: absolument vide, neutre, sans réponse. Je suis obligée de dire qu'il n'y a pas de réponse (si je disais vraiment, je dirais: «Je n'entends rien, je ne comprends pas»). Donc, c'est absolument immobile et neutre, et si ça reste comme cela, c'est qu'il n'y a rien, je n'ai rien à voir là. Autrement, quand il y a une réponse... il n'y a même pas de temps qui s'écoule, il ne se passe presque pas de temps: c'est comme si la réponse venait en même temps que l’on me parle; et imédiatement je prends le papier, la lettre, et je réponds. C'est automatique. Tout le travail se fait comme cela. Il n'y a rien ici (geste au front). Évidemment, il faut en prendre son parti. Le monde est dans un état d'imperfection considérable, alors tout ce qui se manifeste dans le monde participe de cette imperfection – qu'est-ce que l’on y peut?... La seule chose que l’on puisse faire, c'est d'essayer de transformer lentement – mais ça, c'est lent-lent-lent, continu: transformer ce corps. Et comme Sri Aurobindo l’a très bien dit (je comprends très bien ce qu'il veut dire), il se passe des miracles, mais ils sont momentanés; c'est-à-dire que pendant l’espace de quelques minutes, parfois de quelques heures (mais c'est rare), les choses sont toutes différentes. Mais elles ne restent pas – ça ne reste pas, ça reprend le vieux mouvement. Parce qu'il faut que TOUT soit arrivé à un certain degré (je suppose), à un certain degré de réceptivité, de préparation à la réceptivité, pour que «ça» puisse s'établir; autrement, le vieux mouvement, la vieille loi continuent. Je vois cela pour les cellules du corps: il y a des moments, pendant quelques secondes ou quelques minutes (au plus quelques heures, mais pas pour les choses physiques; pour les choses physiques, ce sont toujours des secondes et des minutes), tout d'un coup, une sorte de perfection se manifeste – et puis ça disparaît. Et on voit très bien que ça ne peut pas rester parce qu'il y a une invasion continue de tout ce qui est autour, qui est imparfait. Et alors, c'est englouti. Comme le premier jour quand les forces supramentales sont descendues [en 1956]; je les voyais descendre, n'est-ce pas, et je voyais ces grandes volutes des forces de la terre: brrf! brrf! (geste de soulèvement et d'engloutissement) et puis c'était avalé. Ça descendait en masses formidables, mais ces volutes étaient encore plus formidables, et elles venaient, brrf! et elles avalaient et Ça disparaissait. C'est resté encore comme cela. C'est toujours là. C'est là et Ça travaille, mais... les vibrations opposées sont encore trop puissantes et en quantité trop considérable pour que Ça ne disparaisse pas dans la masse. Mais du dedans, Ça travaille, Ça travaille... Et c'est comme cela pour le corps: pendant quelques secondes, au plus quelques minutes, tout d'un coup le corps se sent dans un état de puissance irrésistible, de joie indicible, de luminosité sans obscurité – c'est une merveille, n'est-ce pas. Ah! on dit: «Ça y est!» Et puis ça disparaît. Juste le temps de s'en apercevoir. C'est-à-dire que ça vient pour vous montrer: c'est comme ça, ce sera comme ça. Oui, mais quand ce sera comme ça, on s'en apercevra! Mais cette fixité, comment va-t-elle se changer en une plasticité suffisante pour exprimer ce qui est dedans?... Sri Aurobindo avait dit trois cents ans – ça me paraît très court. Il y a des millénaires d'habitudes! C'est fixe, dur, sec, mince. Et naturellement, c'est la même chose dans le Mental, mais beaucoup moins. Heureusement là, c'est un peu plus fluide... Mais tu sais, ces choses que je reçois d'en haut et que je note, quand, moi, je les reçois et que je les note, c'est d'une luminosité intense et d'un pouvoir de conviction extraordinaire; je note, puis je passe ça aux gens (et aux gens qui sont censément capables de comprendre), et alors eux, me le redisent (leur réaction intérieure revient à Mère) et mon petit! ça devient... (riant) comme l’écorce d'un vieil arbre à moitié mort! C'est comme cela. Alors on a vraiment l’impression: est-ce qu'il est temps de dire les choses? À quoi ça sert?... Ils croient avoir compris – non seulement ils croient avoir compris mais ils sont enthousiastes, ce qui veut dire que ça leur a fait faire un progrès – alors où étaient-ils avant!? Et ce n'est rien; ce qu'ils ont compris n'est rien, c'est devenu la caricature de la chose. Et je me rends compte que les mots en eux-mêmes ne sont rien; il y avait là une puissance... une puissance que les mots ne sont pas capables de contenir! Par conséquent, à moins que l’on ne reçoive directement, on ne reçoit rien. On reçoit, oui, comme une pelure d'oignon. (silence) Au fond, quand on sera au bout (au «bout» qui est un commencement d'autre chose), au bout de ce travail de transformation, quand vraiment ce sera la transformation, que l’on sera établi, peut-être que l’on se souviendra, peut-être aura-t-on un plaisir spécial à se souvenir d'avoir passé à travers ça?... On a toujours dit dans les «sphères supérieures», que ceux qui ont le courage de venir pour la préparation, quand ce sera fait, ils auront un bagage supérieur et d'une qualité plus intime et plus profonde que ceux qui auront tranquillement attendu que les autres fassent le travail pour eux. C'est possible. En tout cas, du point de vue extérieur, à cause de l’immensité de travail à faire, ça a l’air d'une tâche très ingrate. Mais c'est seulement une vision purement superficielle. Il y a des vagues comme cela qui viennent à moi, du monde, de toute une classe de la manifestation, qui dit: «Ah! non, je ne veux pas m'occuper de ça, je veux simplement vivre tranquille aussi bien que je peux. On verra quand le monde sera transformé; là, il sera temps de s'en occuper.» Et c'est parmi les classes les plus développées et les plus intellectuelles, ils sont comme cela: «Oh! c'est bien, quand ce sera fait, on verra.» C'est-à-dire qu'ils n'ont pas l’esprit de sacrifice. C'est ce que dit Sri Aurobindo (tout le temps, je tombe sur des citations de Sri Aurobindo), il dit que pour faire l’Œuvre, il faut avoir l’esprit de sacrifice. Seulement, il est vrai que, par exemple, ces quelques secondes (qui me viennent de temps en temps et d'une façon de plus en plus répétée), ces quelques secondes, si on les regarde calmement, eh bien, ça vaut la peine de beaucoup d'efforts. Ça mérite bien des années de lutte et d'effort pour avoir ça, parce que ça... Ça, c'est au-delà de tout ce qui est perceptible, compréhensible, même possible pour la vie telle qu'elle est maintenant. C'est... c'est inimaginable. Et il y a là vraiment une grâce: c'est que ça vous maintient dans un certain état qui fait que la vie telle qu'elle est, les choses telles qu'elles sont, ne vous paraissent pas pires après ces quelques secondes. Il n'y a pas, après, cette espèce d'horreur de retomber dans un gouffre: il n'y a pas ça, on n'a pas ce sentiment. Le souvenir est seulement d'une espèce d'éblouissement.
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