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28.03.2023, 14:49 | |
1966.05.14
J'ai de drôles d'yeux... Ils sont devenus bizarres. Cet œil-là (le gauche) voit extrêmement clair – extrêmement clair –, presque plus clair qu'avant, mais dans tout le coin, ici, tout à fait le coin, il y a comme un petit brouillard, tout petit-petit comme une pointe d'aiguille – non, une tête d'épingle. Et alors, je ne peux pas lire avec. Celui-là (le droit), je peux lire avec, il n'y a rien, mais c'est atténué: il n'a pas la moitié de la clarté de l’autre. Mais le gauche, c'est fantastique de clarté! Bon. Alors j'ai l’habitude de lire avec une loupe (par l’œil droit) et c'est devenu comme cela; mais quand je regarde une photographie avec la loupe, la photo commence à avoir les trois dimensions (geste comme si la photo se gonflait), c'est-à-dire que je vois la personne non en couleur mais vivante, l’image est vivante. Ça a les trois dimensions et elle bouge. Alors je vois la photo avec ma loupe: je vois la personne qui bouge! Avec l’œil gauche, oh! il a une précision extraordinaire, mais je ne peux pas lire parce que... (et je pourrais lire tout de même, c'est une idée, c'est simplement une impression), il y a comme un tout petit-petit nuage dans le coin, ici. Il n'y a rien (riant), je n'ai pas de cataracte! Il y avait un temps où c'était assez étendu dans ce coin, je l’ai montré (il y a longtemps, il y a deux ans), je l’ai montré au docteur, qui m'a dit que c'était à l’intérieur: ce n'est pas sur le dessus de l’œil, c'est à l’intérieur. Il m'a dit: «Ça ne partira pas.» Je lui ai dit: «Ah! ça ne partira pas!» – En six mois, c'était parti, complètement parti. C'était revenu un tout petit peu – c'était revenu, mais ça partira! Mais ce sont de drôles de choses, c'est comme si quelqu'un s'amusait à faire des expériences avec mes yeux. Je vois d'une façon étrange – étrange. Et la loupe commence à ne plus servir à rien. (silence) Mais tout-tout devient étrange. Comme s'il y avait deux, trois, quatre réalités (geste superposé) ou apparences, je ne sais pas (mais ce sont plutôt des réalités), l’une derrière l’autre ou l’une dans l’autre, comme cela, et en l’espace de quelques minutes ça change (geste comme si une réalité se gonflait pour dépasser et prendre la place de l’autre), comme si un monde était juste là, là-dedans, et qu'il sortait tout d'un coup. Quand je suis tranquille, il y a un petit... pas un mouvement, je ne sais pas ce que c'est: ça ressemblerait plutôt à des pulsations, et, suivant les cas, il y a des expériences différentes. Par exemple, les choses coutumières prennent un temps habituel quand il ne se passe rien d'anormal, et on a le sens exact du temps qu'elles prennent; alors «on» me donne l’expérience suivante, de la même chose, faite de la même manière, qui s'accomplit une fois dans son temps normal, et une autre fois, je suis dans un autre état, c'est-à-dire que la conscience semble être placée à un autre endroit, et la chose se passe comme en une seconde! – la même chose exactement: des gestes habituels, des choses que l’on fait tous les jours, tous les jours, des choses tout à fait ordinaires. Et puis, une autre fois (et ce n'est pas que je cherche, je ne cherche pas du tout: je suis MISE dans cet état), une autre fois, je suis mise dans un autre état (ça ne fait pas beaucoup de différence pour moi, ce sont comme de toutes petites différences de concentration), où la même chose, oh! ça prend longtemps-longtemps, ça n'en finit plus d'être fait! Même de plier une serviette, par exemple (ce n'est pas moi qui le fais), quelqu'un qui plie une serviette ou quelqu'un qui range une bouteille, des choses tout à fait matérielles et absolument simples et sans aucune valeur psychologique; on plie une serviette qui est par terre (je donne cet exemple), il y a un temps normal dont j'ai la perception interne, après étude; c'est le temps normal quand tout est normal, c'est-à-dire habituel; et puis, je suis dans une certaine concentration et... on n'a même pas le temps de s'en apercevoir, c'est fait! Je suis dans un autre état de concentration, avec des différences absolument minimes pour la concentration, et ça n'en finit plus! On a l’impression que cela prend une demi-heure pour finir. Si cela vous arrivait une fois, je dirais bon, mais ça arrive avec une persistance, une régularité, comme quand on veut vous apprendre quelque chose. Une sorte d'insistance et de répétition régulière comme si l’on voulait m'apprendre quelque chose. Aussi, je passe une partie de ma nuit dans un certain état de conscience (généralement, le plus souvent, presque tous les jours avec Sri Aurobindo). Mais ce n'est pas simplement «comme ça», ce n'est pas par hasard ou comme une habitude, ce n'est pas ça: c'est un enseignement, et les choses sont présentées d'une façon ou d'une autre comme pour me faire comprendre quelque chose. Mais (riant) je suis extrêmement stupide! parce que le mental ne marche pas, je ne comprends rien – je constate. Je constate, je constate, je constate, mais je ne tire pas de conclusions, alors on me remontre la chose. Et ça suit, oui, ça suit une sorte de courbe d'expérience. Tiens, je pourrais dire que c'est une démonstration répétée que l’on fait, à quelqu'un de stupide comme moi, pour me montrer quelle est la différence de la conscience entre être dans ce corps et ne pas avoir de corps. Il me semble que c'est cela. Mais alors, dans les moindres petits détails et avec une persistance: tu sais, comme on est obligé d'apprendre une chose à un animal ou à un tout petit enfant (!), c'est comme cela, en répétant. l’autre jour, par exemple, avant-hier (pas la nuit d'hier à aujourd'hui, mais la nuit d'avant-hier à hier), j'étais avec Sri Aurobindo, et Sri Aurobindo avait pris l’apparence de sa photographie quand il est jeune, avec ses cheveux longs: cette photographie où il a le teint clair, les cheveux très noirs et où il est de face. Il était comme cela – il ÉTAIT comme cela, ce n'était pas une image: il ÉTAIT comme cela. Et nous étions en train de voir certaines choses, de parler de certaines choses (on ne parle pas beaucoup, mais enfin), de voir des choses, puis, tout d'un coup, je vois sa figure toute tourmentée comme cela (geste comme si le visage s'était rapetissé). Il a d'habitude une figure toujours très calme et très souriante, très tranquille; mais tout d'un coup, tout à fait tourmentée, puis il s'est rejeté en arrière sur cette espèce de siège où il était. Alors je l’ai regardé et il m'a dit: «Oh how they are distorting things. Look at this fellow, how they are distorting things» [Oh! comme ils déforment les choses. Regarde cet individu, comme ils déforment les choses]. Après, presque tout de suite, c'était l’heure et je me suis réveillée, je me suis levée. Et je me suis dit (riant): «Je croyais que dans cet état-là, on n'était pas tourmenté!» Puis aujourd'hui, j'ai appris que A, qui était ici et qui est parti faire de la politique là-bas (au Bengale), parle au nom de Sri Aurobindo, mon petit! et il déclare sa politique. Et c'était cela que j'avais vu. Ce n'était pas que Sri Aurobindo était ennuyé: l’image de sa figure était l’image de ce que les autres faisaient! (Mère rit)... Comment expliquer cela? C'est très étrange, n'est-ce pas. C'était l’image de ce que ces gens-là faisaient de son enseignement, ce n'était pas l’expression de son sentiment à lui. N'est-ce pas, ce qui arrive ici, ce que nous décrivons, c'est si brutal, sans finesse, grossier, comme une statue mal taillée: c'est rude, c'est grossier, c'est exagéré; et c'est déformé par ce sens de la séparation de l’ego. Mais là, je ne sais pas comment expliquer cela, là, tout est un, c'est une seule chose qui prend toutes sortes de formes comme cela (Mère enveloppe ses deux mains l’une dans l’autre en les faisant tourner ensemble, l’une à l’intérieur de l’autre) pour exprimer quelque chose, mais pas avec un centre qui sent et un autre centre qui voit et un autre centre qui comprend; ce n'est pas cela, c'est... (même geste) c'est tout UNE substance d'une souplesse inexprimable et qui s'adapte à tous les mouvements de tout ce qui se passe, qui est expressive de tout ce qui se passe, sans séparation. Et alors, cela vous laisse dans un état qui dure pendant des heures la matinée, et où je suis dans ce monde [ici] et pourtant je n'y suis pas. Parce que... je ne sens pas comme le monde sent. C'est une très étrange chose. Hier, je suis restée toute la matinée comme cela, dans un très étrange état, et c'était comme si l’état voulait que je me souvienne, que j'aie le souvenir, et cela ne m'a quittée que quand j'ai dit (j'ai «dit», je ne sais pas, à personne, mais enfin j'ai dit) que je t'en parlerai aujourd'hui. Alors on m'a laissé reprendre contact avec la vie de tous les jours. Et il y a comme l’influence d'un mentor, quelqu'un qui sait, ou une conscience qui sait et qui me donne des leçons; et je ne vois personne, je ne sens personne, mais c'est comme cela. C'est très-très étrange. Ah! passons à «Savitri». Tu veux me dire quelque chose? (Riant) J'ai l’air de t'avoir tout à fait abruti! Non, toi, tu dis que tu ne tires pas les conséquences; moi, j'essaye de tirer les conséquences! Oh! les conséquences, je ne sais pas. En somme, c'est la conscience de l’Éternité qui apprend à entrer dans le Temps? dans la Matière. Oui, c'est une idée, c'est peut-être ça! On verra sûrement un jour, on comprendra. * (Mère lit une dizaine de vers où la Mort tourne en dérision toutes les croyances humaines, les conceptions, les philosophies, les inventions humaines...) And sciences omnipotent in vain By which men learn of what the suns are made, Transform all forms to serve their outward needs, Ride through the sky and sail beneath the sea, But learn not what they are or why they came.... (X.IV.644) C'est vraiment charmant! J'aime ça: Ride through the sky and sail beneath the sea, But learn not what they are or why they came C'est le monument du pessimisme. Mais c'est vrai, le malheur est que c'est vrai! Seulement, il manque quelque chose: c'est ce qu'elle va dire. Ou elle ne dit rien? Sûrement, elle va répondre. Mais elle ne lui clôt pas le bec... C'est difficile. Mais parce que c'est «Lui»! J'ai eu l’autre jour une expérience extraordinaire, où tous les arguments pessimistes, toutes les négations, les démentis venaient de tous les côtés, représentés par tous les gens. Et alors, ceux qui croyaient en la présence d'un Dieu ou de quelque chose – quelque chose qui était plus puissant qu'eux et qui régissait le monde – étaient dans une fureur, une révolte épouvantable: «Mais je n'en veux pas! Mais il abîme toute notre vie, mais...» C'était une révolte effroyable, de tous les côtés, un tombereau d'insultes au Divin avec une telle force de réaction asourique de tous les côtés. Et alors j'étais là (comme si Mère était assise au milieu de la mêlée), j'ai regardé: «Quoi faire?...» N'est-ce pas, il était impossible de répondre, c'était impossible, il n'y avait pas un argument, pas une idée, pas une théorie, pas une croyance, rien-rien-rien qui pouvait lui répondre. Pendant l’espace d'une seconde, l’impression était: il n'y a rien à faire. Et puis, tout d'un coup... tout d'un coup... C'est indescriptible (geste d'abandon absolu). Il y avait cette violence de révolte contre les choses telles qu'elles sont, et, mélangé à cela, il y avait: «Que ce monde disparaisse, qu'il n'y ait plus rien, que ça n'existe pas!» Tout cela, au fond, qui est une révolte; toute cette révolte nihiliste: qu'il n'y ait plus rien, que tout n'existe plus. Et cela arrivait à un maximum de tension, et puis juste au maximum de tension, quand on avait l’impression qu'il n'y avait pas de solution, tout d'un coup... surrender [abandon]. Mais quelque chose de plus fort que surrender – ce n'était pas une abdication, ce n'était pas un don de soi, ce n'était pas une acceptation, c'était... c'était quelque chose de beaucoup plus radical, et en même temps de beaucoup plus doux. Je ne peux pas dire ce que c'était. Ça avait la joie et la saveur du don, mais avec un tel sentiment de plénitude!... Comme un éblouissement, n'est-ce pas, tout d'un coup comme ça: l’essence même du surrender, la Vraie Chose. C'était... c'était si puissant et si merveilleux, une joie si sublime que le corps s'est mis à trembler pendant une seconde. Et après c'était parti. Et après cela, après cette expérience-là, tout cela, toute la révolte, toute la négation, tout ça, c'était comme balayé. Si l’on pouvait garder ça, cette expérience-là, la garder constamment – elle est là, elle est là toujours; elle est là, n'est-ce pas, mais il faut que je m'arrête pour le sentir. Il faut que je m'arrête – que je ne parle pas, que je ne bouge pas, que je n'agisse pas – pour le sentir dans sa plénitude. Mais si c'était là ACTIF... ce serait la Toute-puissance. C'est instantanément devenir «Ça». Ces journées-ci, il y a eu deux jours (depuis la dernière fois que je t'ai vu), deux journées... surtout jeudi, le jour où il y avait le paon... Le paon a chanté la victoire toute la journée (je l’ai vu le soir, il est venu me voir sur la terrasse, il était si gentil!)... Deux journées très-très difficiles. Après cela, une espèce de sentiment très établi qu'il n'y a rien d'impossible – il n'y a rien d'impossible (Mère désigne la Matière). Ce que la pensée sait depuis longtemps, le cœur sait depuis longtemps, tout l’être intérieur sait depuis longtemps, maintenant le corps sait: rien-rien n'est impossible, tout est possible. Là-dedans, là-dedans, dans ça (Mère frappe son corps), tout est possible. Tous les impossibles créés par la vie matérielle ont disparu. Il faut avoir la force – la force de le porter en soi toujours.
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